Tout savoir sur la dérogation au titre des espèces protégées

La faune et la flore bénéficient d’un régime de protection forte au sein du code de l’environnement du fait de la transposition de la directive « habitats ». Dans cette analyse, Vianney Cuny, avocat au cabinet DS Avocats, décrypte deux jurisprudences récentes, de la Cour de justice de l’Union européenne et du Conseil d’Etat, qui ont apporté des précisions sur le champ d’application de cette protection.

Transposant la directive « habitats », le code de l’environnement institue un régime de protection stricte de la flore et de la faune protégées. Une décision du 4 mars 2021 de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et un avis ­contentieux du 9 décembre 2022 du ­Conseil d’Etat ont permis d’éclairer le champ d’application de cette protection.

Ces décisions ont un fort impact opérationnel pour les maîtres d’ouvrage. En effet, la possibilité de se dispenser d’un dossier de demande de dérogation constitue un élément majeur de ­sécurisation pour un porteur de projet, étant donné les ­conditions très difficiles pour justifier légalement leur obtention, dans un ­contexte où l’admi­nistration, à la suite des annulations ­contentieuse en cascade, est désormais beaucoup plus vigilante sur leur délivrance.

Protection de la faune et de la flore sauvages

Les dispositions de l’article L.411-2 du code de l’environnement instituent un double régime de protection stricte s’appliquant, d’une part, aux spécimens d’espèces protégées, pour lesquels l’interdiction d’y porter atteinte s’applique notamment à la « mutilation, la destruction, la capture ou l’enlèvement, la perturbation intentionnelle » des individus, et, d’autre part, aux habitats naturels d’espèces protégées, dont la destruction, l’altération ou la dégradation est interdite.

­Conformément aux dispositions de l’­article R.411-1 du code de l’environnement, la liste des espèces protégées et leurs habitats est fixée par voie d’arrêté ministériel.

S’agissant des spécimens, les régimes de protection distinguent les « espèces protégées », pour lesquelles toute atteinte à leur intégrité est systématiquement interdite (destruction des spécimens, des œufs et des nids, mutilation, capture, enlèvement, perturbation intentionnelle), des « espèces réglementées », pour lesquelles les régimes de protection sont moins stricts (mutilation, naturalisation, ­colportage, vente ou achat, utilisation commerciale ou non). S’agissant des habitats naturels, les arrêtés de protection interdisent de porter atteinte sans dérogation aux aires de reproduction et de repos nécessaires à la réalisation des cycles biologiques des espèces protégées. Le droit européen et le droit national ne protègent, en revanche, pas les aires de nourrissage ou de transit des espèces protégées.

Le champ d’application de la protection de la faune et de la flore protégées est donc différent selon que l’impact du projet ­concerne soit des spécimens d’espèces protégées, dont l’intégrité physique et l’activité phénologique sont protégées sans restriction, soit des habitats naturels, pour lesquels sont protégées uniquement certaines « fonctions », à savoir celles de repos et de reproduction des habitats d’espèces, et ce, pour autant que l’impact du projet soit ­susceptible de remettre en cause les cycles biologiques des espèces ­concernées.

Protection des spécimens d’espèces protégées

Par un arrêt du 4 mars 2021, la CJUE a ­considéré que la nécessité d’une dérogation au régime d’interdiction stricte de porter atteinte aux spécimens d’espèces protégées ne pouvait pas dépendre de l’­effet du projet sur l’état de ­conservation de l’espèce. Sur cette base, toute atteinte à un seul spécimen d’espèce protégée pourrait induire la nécessité d’une dérogation, sans que ne doive être prise en ­considération l’ampleur de cette atteinte, la période à laquelle elle se produit, ni les mesures d’évitement et de réduction adoptées par le maître d’­ouvrage (1). Cette position est précisément celle qui a été retenue par la Cour de cassation par un arrêt du 30 novembre 2022, imposant aux maîtres d’ouvrage le dépôt d’une demande de dérogation dès le premier spécimen détruit.

La position du ­Conseil d’Etat a, quant à elle, été rendue dans le cadre d’un avis contentieux du 9 décembre 2022, à la suite de deux questions de la cour administrative d’appel de Douai, sur une affaire ­concernant un parc éolien, où celle-ci a ­interrogé le ­Palais-Royal pour savoir si la destruction, la mutilation ou la perturbation ­intentionnelle d’un seul spécimen d’­espèce protégée pouvait ­conduire à devoir demander une dérogation ou si une atteinte significative sur une part significative de spécimens était nécessaire, en tenant ­compte, notamment, de leur nombre et du régime de protection applicable aux espèces ­concernées.

Dans son avis, le Conseil d’Etat impose au maître d’ouvrage un raisonnement en deux temps. Tout d’abord, dès lors que des spécimens d’espèces protégées sont présents dans une zone, il doit se poser la question de la nécessité d’une telle dérogation, indépendamment du nombre de spécimens et de l’état de ­conservation des espèces protégées en présence. Toutefois, l’obtention d’une telle dérogation n’est impérative que si le projet est ­susceptible d’impliquer un « risque suffisamment caractérisé » sur les individus d’espèces protégées. Si ce risque est suffisamment négligeable en raison, notamment, de l’effectivité des mesures d’évitement et de réduction proposées, une dérogation au titre des espèces protégées n’est alors pas nécessaire.

La solution retenue par le ­Conseil d’Etat n’est pas aussi permissive qu’une première lecture pourrait le suggérer.

D’une part, le ­Conseil d’Etat n’exclut pas la dérogation en cas de certitude d’une destruction directe et intentionnelle d’un ou de quelques spécimens d’espèces protégées, même si cette espèce ne présente pas un enjeu ­particulier de ­conservation. En effet, l’avis précise que le régime de protection de la faune et de la flore sauvages ne dépend « ni du nombre de ces spécimens, ni de l’état de ­conservation des espèces ­protégées » inventoriées.

D’autre part, une approche plus relativiste l’aurait ­conduit à employer la notion d’ « incidence résiduelle notable », renvoyant à l’appréciation holistique des effets d’un projet au regard des enjeux écologiques globaux d’une ­population d’espèces, plutôt que celle de « risque », renvoyant davantage à l’intégrité physique individuelle des spécimens. Il est d’ailleurs à noter que les juridictions du fond ayant déjà appliqué cet avis ­contentieux se sont interrogées sur le « risque de destruction » d’individus d’espèces protégées, leur « intégrité » ou le « danger de collision ou de destruction » (2), sans examiner les incidences du projet sur le nombre de spécimens ­concernés ou les enjeux de ­conservation écologiques plus globaux liés à ces espèces.

Aussi, pour échapper à la dérogation, le maître d’ouvrage devra démontrer avoir mis en œuvre l’ensemble des techniques effectives, au titre des mesures d’évitement et de réduction, justifiant que le risque d’­atteinte sur l’intégrité physique des spécimens d’­espèces protégées est suffisamment réduit pour être considéré, le cas échéant, comme négligeable, en tenant ­compte de la sensibilité et de la vulnérabilité de l’­espèce ­considérée au regard des caractéristiques du projet, du secteur géographique ­concerné et de la période de l’atteinte.

Protection des habitats naturels d’espèces protégées

Le Conseil d’Etat, dans son avis contentieux du 9 décembre 2022, ne s’est prononcé que sur la question des spécimens, à l’exclusion de celle des habitats naturels.

Comme cela a été mentionné ci-avant, sont protégés les habitats présentant certaines fonctions, à savoir celles de repos et de reproduction des habitats d’espèces, et ce, pour autant que l’impact du projet soit ­susceptible de remettre en cause les cycles biologiques des espèces. Les autres fonctions écologiques des habitats ne sont pas protégées (chasse, transit…).

Sur cette base, il a pu être jugé que la destruction partielle d’une partie d’une aire de repos ou de reproduction ­particulièrement vaste ou aisément substituable en raison du ­contexte paysager du projet, ne remettant pas en cause l’­accomplissement de ces fonctions pour les espèces ­concernées sur une aire d’étude pertinente, n’impose pas une demande de dérogation au titre des espèces protégées (3).

La position de la CJUE sur ce sujet a été donnée dans sa décision précitée du 4 mars 2021, sans que celle-ci ne diverge fondamentalement de l’approche du juge administratif national. En effet, la CJUE juge que doit être soumise à dérogation toute incidence, qu’elle soit notable ou non, directe ou indirecte, individuelle ou cumulée, sur un habitat naturel d’espèce protégées, qui aboutit à la perte permanente de sa fonction écologique de repos ou de reproduction. Ainsi, par une analyse a contrario, dans sa dernière communication sur la directive « Habitats » (4), la Commission européenne en déduit que dans les cas où les mesures du maître d’ouvrage permettent d’établir avec certitude le maintien ou la ­reconstitution d’une aire de reproduction ou de repos, assurant « la permanence de la fonctionnalité écologique de l’habitat naturel de l’espèce ­concernée dans une zone ­particulière », le projet peut valablement être exclu du champ d’application de la dérogation au titre des espèces protégées.

Ainsi, en cas d’incidence sur des habitats naturels, pour échapper à la dérogation, le maître d’ouvrage devra justifier que les mesures d’évitement et de réduction adoptées permettent d’assurer le maintien, sur l’aire d’étude, des fonctions écologiques préexistantes impactées par le projet, de telle manière que les ­populations d’espèces pourront se maintenir sur cette aire d’étude.

A notre sens, une telle démonstration implique de prouver une absence de perte intermédiaire, c’est-à-dire une absence de décalage entre la destruction des habitats aux périodes de repos et de reproduction et la mise en œuvre effective des mesures nécessaires au maintien de ces fonctions sur l’aire d’étude.

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