L’hymne au local de Bruno Latour

Le philosophe, sociologue et anthropologue Bruno Latour est décédé dans la nuit de samedi à dimanche à l’âge de 75 ans. Je vous propose de redécouvrir cette interview, publiée en 2021, dans laquelle il revenait sur nos manières d’habiter le monde, nos modes d’existence, en particulier à l’échelon local, et sur la nécessité de dresser un inventaire de nos interdépendances et de coconstruire une vision commune du monde.

Plus de temps à perdre, l’heure est à l’inventaire. Dans son dernier ouvrage « Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres », paru en janvier aux Editions La Découverte, Bruno Latour, philosophe, sociologue, professeur émérite associé au médialab de Sciences-po, cherche à tirer les leçons de l’épreuve que nous traversons collectivement, pour que le « monde d’après » ne ressemble pas à celui d’avant.

Selon lui, la crise sanitaire s’encastre dans une autre crise, plus profonde : la crise écologique, qui doit nous amener à repenser nos territoires, c’est-à-dire l’endroit où nous habitons, les interactions qui s’y déploient et les interdépendances à l’œuvre. Ce travail est indispensable pour se rendre compte de la déconnexion entre le monde « dans lequel on vit » et le monde « dont on vit ».

L’auteur de « Où atterrir ? Comment s’orienter en politique » (2017) et de « Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique » (2015) souligne qu’une telle cartographie serait très précieuse pour les collectivités, comme il l’avait déjà évoqué en mars à l’invitation de l’agence de design de politiques publiques Vraiment Vraiment.

Les collectivités, qui héritent de découpages administratifs obsolètes, doivent chercher à réimpliquer les habitants pour bâtir une vision commune de leur territoire. Bruno Latour participe lui-même à un tel projet, à la fois politique, social et écologique, en coconstruction avec une soixantaine d’habitants de Saint-Junien (11 300 hab., Haute-Vienne), depuis un an et demi.

Il invite à généraliser cette approche et à mettre en place de nouveaux dispositifs pour être, enfin, à l’écoute des populations. Il estime toutefois qu’un tel travail nécessite du temps et ne pourra pleinement se déployer dans le cadre actuellement défini par l’Etat.

Vous considérez que la crise du Covid-19 et la crise écologique doivent nous amener à nous « relocaliser »…

Durant le confinement, la crise sanitaire nous a fait procéder à une sorte d’exploration des conditions d’interdépendance autour de notre habitation. En un sens, on était « relocalisés ». La crise sanitaire et, plus largement, la crise écologique viennent en fait interrompre nos relations quotidiennes et mettent au jour la dépendance et l’interdépendance dans lesquelles nous sommes insérés.

Les ressources viennent d’ailleurs, les gens ne travaillent pas à l’endroit où ils vivent et à un sentiment de déclassement s’ajoute un sentiment de déterritorialisation, de délocalisation, qui vient du fait que, si l’on commence à se préoccuper du monde dont on vit, le monde dans lequel on vit devient problématique.

Tous les citoyens ont le même sentiment que leur territoire est en train de changer et que la définition qu’on leur en donne d’habitude ne correspond plus à leur expérience. Voilà pourquoi, avec cette crise généralisée, le moment est venu d’organiser une redescription des territoires. Il est indispensable que les élus et les administrations s’organisent, mais on ne doit pas oublier que ce qu’il faut arriver à combler, c’est la distance entre les agents et les habitants. Entre la façon dont les habitants se considèrent et la façon dont les élus et les administrations les considèrent.

Il faut se mettre à l’écoute des habitants qui, tous, dépendent de tout un tas de choses différentes de leurs voisins. En 1789, au moment d’une crise majeure, il y a eu les cahiers de doléances. On les résume souvent à une somme de desiderata, mais ce n’était pas du tout le cas. Ces cahiers décrivaient collectivement l’ensemble des conditions des territoires, les indépendances et interdépendances, ainsi que les injustices qui y existaient.

Cela implique-t-il davantage de coopération et de coconstruction à l’échelon local ?

Il faut longuement analyser les situations de dépendance pour pouvoir décrire un territoire. L’action publique locale a l’habitude d’interroger les habitants avec des problématiques déjà posées. On est organisés autour de la notion de problèmes à résoudre.

Il ne faut plus aller voir les gens pour leur demander si telle action publique est satisfaisante, mais construire avec eux. Il faudrait leur demander « quel est le problème que vous voudriez résoudre » et « est-il bien formulé ? ». Les élus croient que, parce qu’ils sont élus, ils représentent un commun, mais c’est une virtualité. C’est un tout petit chiffon de commun.

Pour réussir à refaire du commun, il faut arriver à construire des dispositifs où des gens s’entendent, découvrent leurs désaccords et perçoivent la différence entre leurs façons de concevoir ce même commun. Cela demande du temps, car l’un des obstacles est la compréhension que les gens ont de leur propre territoire. C’est ce que nous faisons avec l’expérimentation à Saint-Junien depuis un an et demi, avec une soixantaine d’habitants.

Le découpage administratif d’un territoire n’a plus de sens, selon vous ?

Les maires ont tendance à vouloir « raccourcir » le réel en disant « nous sommes citoyens de la même ville » et à vouloir aller vite, avec de la concertation, sans réellement se mettre à l’écoute. Mais il n’y a plus aucune correspondance entre un territoire et le cadre territorial que gèrent encore élus et administrateurs. La définition de ce territoire qu’ils administrent a disparu sous eux. Il faudrait effectuer beaucoup de travail pour redéfinir ce qu’est, aujourd’hui, la carte administrative de la France.

D’ailleurs, on n’a jamais autant parlé des territoires que maintenant, c’est un symptôme intéressant. Jusqu’à présent, le global était le vecteur, l’horizon vers lequel on se dirigeait. L’avenir d’un territoire consistait en quelque sorte à se donner au national, puis au global. Mais c’est tout à fait différent, maintenant.

En revanche, si, par « territoire », on entend le local, cela ne marche pas non plus, car rien n’est « local », tout s’insère dans un réseau dispersé. Sortir du global et s’enfermer dans le local serait tomber de Charybde en Scylla. Ilfaut, en réalité, reconstituer du lien entre le local et le national.

Tout n’est donc pas entre les mains des collectivités ?

Notre problème, c’est que l’Etat n’organise plus aucune relation avec les territoires, sinon sous la forme d’appels à projets. C’est une calamité qui empêche tout le monde de faire correctement les choses, car on passe son temps à trouver de l’argent pendant une période donnée et, ensuite, c’est fini. Je suis bien conscient qu’il est impossible de réaliser cette redescription des territoires si l’Etat ne revient pas à un mode de financement basé sur des subventions pérennes, qui donnent du temps aux élus et à leurs équipes pour travailler.

Tout le monde veut accélérer quelque chose qui ne peut pas l’être. Nous sommes victimes de la privatisation de l’Etat, qui se retrouve misérable et se laisse envahir par les consultants privatisant toujours plus le système. Le privé, c’est bien, mais pas pour trouver le bien commun.

Le sens de l’histoire a, en réalité, changé : il ne s’agit plus d’accroître la production, de plus en plus associée à la destruction, mais de concilier le monde dont on vit et le monde dans lequel on vit. Ce ne sont plus les mêmes problèmes qu’après-guerre, avec une période de développement et de modernisation, et cela impacte la manière de concevoir l’avenir d’un territoire.

Le progrès se trouve aujourd’hui du côté du maintien des conditions d’habitabilité de la planète. Certains élus sont habitués à parler en termes de développement économique et confient leur commune à des multinationales. Lorsqu’un maire laisse s’implanter une plateforme comme Amazon, il donne son sol à d’autres. Il se désapproprie. Les territoires doivent arrêter de lutter pour être vendus au plus vite.

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